Le signe et l’interstice : le père de tous les blogs – Expats au Japon depuis 238 jours
Le signe et l’interstice : le père de tous les blogs
Merci à Catherine d’avoir laissé un commentaire sur ce blog il y a quelques mois pour me recommander « l’Empire des Signes » de Roland Barthes, et merci à Cyrille de me l’avoir prêté.
Avec son auteur estampillé intellectuel et son titre rébarbatif, ses circonvolutions sémantiques sur le signifiant et le signifié, ce petit fascicule pourrait aisément trouver place dans la besace de l’étudiant de terminale besogneux. Et pourtant ! Il devrait être reconnu comme le tout premier blog sur le Japon, avec contenu multimédia (photos de l’auteur, légendées par ses soins) à l’appui. C’est le père de tous les blogs sur les pays inconnus, au moins de ceux qui évitent de s’épancher sur le dernier barbecue entre amis ou la rougeole du petit dernier. On peut y picorer les courts chapitres comme autant de « posts », on voudrait en relier certains par des liens hypertextes, les thèmes abordés sont pleins de curiosité, de saveur.
Bon, bien sûr, on ne s’appelle pas Roland Barthes pour rien ! Il faut savoir survoler un nid de parenthèses pour éviter de s’y perdre, éviter les chicanes de la pensée pontifiante, afin d’y trouver des perles de style, des métaphores d’une fulgurante beauté, dont l’acuité et surtout la modernité laissent pantois. Le bouquin a été écrit en 1970, et il a rendu célèbre des formules, comme « le centre vide » auquel se réfèrent les guides lorsqu’ils nomment l’inaccessible palais impérial en plein cœur de Tokyo.
Evidemment, dans un tel article, il faut éviter d’imiter, ne pas tenter d’approcher le style du blog parfait. Mieux vaut s’effacer devant le maître, et laisser place à un florilège de quelques citations.
« Le plateau de repas semble un tableau des plus délicats. […] La peinture n’était au fond qu’une palette, dont vous allez jouer au fur et à mesure que vous mangerez, puisant ici une pincée de légumes, là de riz, là de condiment, là une gorgée de soupe, selon une alternance libre, à la façon d’un graphiste (précisément japonais), installé devant un jeu de godets et qui, tout à la fois, sait et hésite. »
« Jamais [la baguette] ne perce, ne coupe, ne fend, ne blesse, mais seulement prélève, retourne, transporte […] au lieu de couper et d’agripper, à la façon de nos couverts ; elle ne violente jamais l’aliment : ou bien elle le démêle peu à peu, ou bien elle le défait, retrouvant ainsi les fissures naturelles de la nature (en cela bien plus proche du doigt primitif que du couteau). Enfin, et c’est peut-être sa plus belle fonction, la double baguette translate la nourriture, […] croisée comme deux mains, support et non plus pince, […] elle se glisse sous le flocon de riz et le [tend], le monte jusqu’à la bouche du mangeur. »
« La tempura est débarrassée du sens que nous attachons traditionnellement à la friture, et qui est la lourdeur. La farine y est délayée si légèrement qu’elle forme un lait, et non une pâte ; saisi par l’huile, ce lait doré est si fragile qu’il recouvre imparfaitement le fragment de nourriture, laisse apparaître un rose de crevette, un vert de piment, un brun d’aubergine. […] C’est l’aliment d’une sorte de méditation, autour de quelque chose que nous déterminons du côté de l’aérien, de l’instantané, du fragile, du transparent, du frais, du rien, mais dont le vrai nom serait l’interstice sans bords pleins, ou encore : le signe vide. »
« Dans un bouquet japonais, […] quelles que soient les intentions symboliques de cette construction énoncées dans tout livre d’art sur l’Ikebana, ce qui est produit, c’est la circulation de l’air, dont les fleurs, les feuilles, les branches (mots bien trop botaniques) ne sont en somme que les parois, les couloirs, les chicanes.[…] Le bouquet japonais a un volume ; chef d’œuvre inconnu, à la façon dont le rêvait le héros de Balzac, qui voulait que l’on pût passer derrière le personnage peint, on peut avancer le corps dans l’interstice de ses branches. »
« Pleine lune
Et sur les nattes
L’ombre d’un pin.
[…] La justesse du haïku a évidemment quelque chose de musical (musique des sens, et non forcément des sons) : le haïku a la pureté, la sphéricité et le vide même d’une note de musique ; c’est peut-être pour cela qu’il se dit deux fois, en écho ; ne dire qu’une fois cette parole exquise, ce serait attacher un sens à la surprise, à la pointe, à la soudaineté de la perfection ; le dire plusieurs fois, ce serait postuler que le sens est à découvrir ; entre les deux, ni singulier ni profond, l’écho ne fait que tirer un trait sous la nullité du sens ».
Note de Delphine : je suis ravie d'avoir l'occasion de vous montrer ma dernière création florale, mais pour être honnête, elle n'a pas été supervisée par un sensei, donc je n'oserais pas l'appeler "Ikebana"... Voici un très beau site de photos d'Ikebana qui m'a particulièrement inspirée : http://www.zen-images.com/
Libellés : Culture et traditions, Livres et films sur le Japon
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